Les élites tunisiennes : une espèce en voie de disparition
Lamari, Moktar
Economics for Tunisia, E4T
Economics for Tunisia, E4T
Quinze ans après la Révolte du Jasmin en Tunisie, on peut s’interroger sur la décrépitude des élites du pays. En Tunisie de l’après 2011, il ne s’est pas produit une explosion d’idées nouvelles et révolutionnaires, mais il y a une inflation de pseudo intellectuels créés par les médias (et surtout par les ambassades qui les financent), des penseurs à la solde et des girouettes pour la cause du plus fort, au final.
Révolue la Tunisie des élites engagées, courageuses et créatives. Rien à voir avec Douaji (et la bande de la murette de la médina de Tunis), rien à voir avec Mahmoud El Mesaadi, Belkacem Chabi, Béchir Ben Yehmad, Fethi Lissir, ou Ahmed Hathek el Orf, pour ne citer que ceux-là parmi d’autres élites de la Tunisie d’antan, pour se trouver dans cette désertification intellectuelle avec une élite qui ne se mouille pas, qui radote, et qui fait tout pour se faire biberonner par les ambassades des pays européens, avec des chèques et petits-fours, quand il faut.
La Révolte du Jasmin, et ses propres anticorps
Après la Révolte du Jasmin, en 2011, une véritable bulle spéculative de cerveaux auto-certifiés, cotés en prime time, évalués non pas à la profondeur de leur pensée, mais à leur capacité à parler longtemps sans rien dire de risqué et d’intelligent. On roule la mécanique sans s’engager… et surtout ne rien écrire pour se compromettre.Elle parle à elle-même dans un rayon de 20 km du centre-ville de Tunis. La crise des intellectuels tunisiens n’est pas une panne : c’est une comédie qui dure depuis plus d’une décennie, rejouée chaque soir sur les plateaux télé, chaque semestre dans les amphithéâtres, et chaque matin dans les chroniques bien coiffées de la presse francophone.
Les médias : cette fabrique du vide intelligent
Les médias tunisiens post-révolution ont inventé une figure nouvelle : l’intellectuel prêt-à-porter. Toujours disponible, toujours indigné, toujours « analytique », il passe d’une chaîne à l’autre comme un meuble modulable.On ne l’invite pas pour penser, mais pour meubler le silence entre deux publicités. Il parle vite, en phrases longues, remplies de mots abstraits — « crise structurelle », « dérive populiste », « régression démocratique » — afin de masquer l’absence totale de proposition concrète.
Dans ces médias, l’intellectuel ne dérange jamais vraiment. Il critique le pouvoir, oui, mais surtout celui d’hier.
Celui d’aujourd’hui, il l’« interroge ». Il ne dénonce pas, il « s’inquiète ». Il ne résiste pas, il « alerte ».
Toute la radicalité de sa pensée tient dans le froncement de sourcils qu’il affiche à l’écran. Le courage est devenu une posture esthétique.
La télévision tunisienne a ainsi produit une élite sonore, omniprésente et interchangeable. Les mêmes visages commentent tout : constitution, économie, sociologie, religion, géopolitique mondiale. Ils savent tout, sauf se taire quand ils n’ont rien à dire.
Leur spécialité réelle ? Traduire les angoisses de leur propre milieu social en discours pseudo-universels, puis s’étonner que « la rue » ne les écoute plus.
L’université : mausolée climatisé de la pensée momifiée
l’université, la situation est à peine plus glorieuse. Les intellectuels universitaires tunisiens vivent une contradiction permanente : ils se présentent comme subversifs, mais défendent férocement un système académique sclérosé, hiérarchique, fermé sur lui-même.La révolution est entrée par la porte, mais les programmes sont restés coincés dans les années 1980, entre un structuralisme mal digéré et une théorie critique récitée comme une prière.
Dans les amphithéâtres, on forme des générations entières à commenter des penseurs étrangers sans jamais les contredire, encore moins les dépasser. Penser devient un exercice de traduction : traduire Bourdieu, Foucault, Habermas — souvent en français approximatif — et surtout ne jamais risquer une idée qui sente trop le contexte tunisien.
Le local est suspect, le vécu populaire est « non théorisable », la réalité sociale est trop brouillonne pour mériter une pensée sérieuse.
Beaucoup d’universitaires rêvaient d’être des dissidents sous Ben Ali. Après la révolution, ils sont devenus des fonctionnaires de la critique molle. Ils dénoncent « l’ingérence politique » tant qu’elle ne menace pas leurs privilèges, leurs promotions internes, leurs réseaux.
L’université tunisienne n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle produit et formate ainsi une pensée sans impact, déconnectée, repliée sur des colloques où les mêmes personnes se citent mutuellement dans une boucle narcissique parfaitement stérile.
La francophonie, ce faux costume de la modernité
Mais le cœur du problème se trouve sans doute chez les élites francophiles post-révolution. Cette classe intellectuelle qui confond langue française et raison universelle, et qui croit sincèrement que parler de démocratie avec un accent parisien suffit à la faire exister.Pour elle, la modernité n’est pas un projet politique, mais un marqueur social. On est moderne parce qu’on cite les bons auteurs, qu’on fréquente les bons cafés, qu’on méprise les mauvaises foules.
Ces élites ont vécu la révolution comme un malentendu. Elles voulaient un changement encadré, élégant, rationnel, sans excès populaire. Le peuple, lui, a pris la chose trop au sérieux : il a voté, crié, revendiqué, parfois mal choisi.
Depuis, l’intellectuel francophile passe son temps à expliquer que le problème de la Tunisie, c’est « le niveau », « la culture politique », « l’immaturité démocratique ». Jamais, bien sûr, il ne se demande si son propre discours n’est pas devenu illisible, arrogant, hors-sol.
Le peuple est toujours fautif. Lui, il vote mal. Lui, ne comprend pas. Lui est sensible au populisme. L’élite, elle, comprend tout — sauf pourquoi plus personne ne l’écoute.
Elle parle de démocratie mais rêve d’un électorat qui lui ressemble. Elle défend la liberté d’expression tant qu’elle s’exprime dans ses codes. Dès qu’une voix différente surgit, elle devient « danger », « menace », « régression ».
Une crise de courage, maquillée en sophistication
Ce qui unit médias, universités et élites francophiles, c’est une profonde aversion au risque. L’intellectuel tunisien post-révolution ne veut pas perdre ses invitations, ses financements, ses tribunes, ses visas. Il a remplacé la dissidence par la prudence stratégique, l’engagement par la gestion de carrière. Il se croit fin parce qu’il est flou, responsable parce qu’il est tiède, intelligent parce qu’il ne tranche jamais.La satire est là : une élite qui se prétend critique mais redoute plus que tout l’isolement social. Une intelligentsia qui parle sans cesse de courage citoyen, mais tremble à l’idée d’être réellement en désaccord avec son propre milieu.
La fin de l’intellectuel tunisien
Pendant ce temps, ailleurs, hors caméras et hors colloques, d’autres pensent. Des jeunes, des artistes, des chercheurs précaires, des enseignants épuisés, des citoyens qui réfléchissent sans label, sans micro, sans reconnaissance institutionnelle. Ils ne sont pas invités, car ils ne parlent pas la langue du consensus élégant.La crise des intellectuels tunisiens n’est donc pas une disparition. C’est une démission volontaire. Une démission maquillée en expertise. Une fuite en avant dans le confort symbolique.
Et peut-être que le vrai renouveau commencera le jour où l’intellectuel tunisien acceptera une idée insupportable : il n’est plus au centre. Et tant qu’il refusera de le reconnaître, il continuera à parler seul, très intelligemment, dans une pièce de plus en plus vide.
Les intellectuels de la Tunisie d’aujourd’hui friment, parlent, tergiversent sur les plateaux et réseaux sociaux. Ils n’ont pas honte de dire une chose et son contraire dans la même conversation ou une semaine plus tard.
Ils font du bruit, de la pollution sonore, sans rien écrire de cohérent et qui se défend, noir sur blanc.
Incapables de structurer un texte de 700 mots articulés dans une chronique pour exprimer une idée porteuse et qui les engage.
Par incompétence ou par lâcheté, pour beaucoup, c’est pour ces deux mêmes raisons.











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